Esclavage 2.0 : Eux, nous et moi
Par: Karl Dubost
Publier chez Framasoft
Date : 11 juin 2006 (20 juin 2006)
Licence : Creative Commons BY-NC-ND
Site : URL d’origine du document
Karl Dubost, l’une des figures historiques de la « blogosphère » française, travaille au W3C. Photographe amateur, il a l’habitude de partager sa passion avec les lecteurs de son carnet web. Jusqu’à récemment, il la partageait aussi à travers un compte Flickr qu’il a décidé de fermer.
Pourquoi ? C’est ce qu’il explique dans ce texte qui met le doigt sur quelques ambiguïtés du « web 2.0 », ce fourre-tout vague et moins altruiste que ne le laissent supposer des leitmotivs comme « réseaux sociaux » ou « partage communautaire ».
J’ai quitté Flickr à la surprise de nombreuses personnes. Le choc de mon départ pour ceux qui appréciaient mes photographies ne durera pas plus d’un ou deux mois. La première question que l’on m’a posée est : « Pourquoi ? » La réponse est multiple.
Tout a commencé un matin par la lecture d’un article sur le site de MSNBC (et paru dans Newsweek) qui démarre de cette façon :
Why is everyone so happy in Silicon Valley again ? A new wave of start-ups are cashing in on the next stage of the Internet. And this time, it’s all about… you.
The New Wisdom of the Web, Steven Levy, Brad Stone
L’article relativement long insiste sur la nouvelle génération de services Web qui ont été conçus pour vous rendre service, pour vous chérir, … S’il y a bien quelque chose que je ne supporte pas dans le domaine de la relation clientèle, c’est la malhonnêteté intellectuelle. Je ne pense pas que Stewart Butterfield et Catherina Fake soient des imbéciles, ni des naïfs. On ne conduit pas une entreprise commerciale comme Flickr ® au niveau où elle est arrivée et en la vendant à une multinationale comme Yahoo ! ® si l’on n’a pas un minimum le sens des affaires.
Je n’avale pas. Non, non et non, ce n’est pas « all about me ».
Toutes les entreprises du Web 2.0 sont là pour faire du commerce, pour exploiter vos données personnelles afin de les faire fructifier, parfois même en vous faisant payer. Technorati ne respecte pas le robots.txt, Google se sert de votre contenu pour faire des revenus publicitaires, même si votre contenu est sous une licence d’utilisation non commerciale, etc. Il faut arrêter de prendre les gens pour des imbéciles. Utiliser les concepts de liberté, de créativité, de beaux sentiments, de communautés pour mieux vous abuser, pour mieux pomper tout ce qui fait de vous un consommateur bien identifié est une arnaque.
Esclavage 2.0
Dans ces mondes épars, dis, avons-nous des frères ?
La comète, p. 40, Louise Victorine Ackermann
Nous assistons à la naissance d’une nouvelle forme d’esclavage. Dans une chaîne de production, ce qui coûte souvent le plus cher c’est la main d’oeuvre. Dans une société où la valeur est indexée sur l’information, le marché recherche les sources de production de cette information. Auparavant, les études marketing, commerciales étaient assez coûteuses car elles nécessitaient une main d’oeuvre importante. Envoyer des sondeurs sur les routes pour recueillir vos préférences, ce que vous aimez consommer, qu’elle est votre destination de vacances préférées, qu’elle est votre dessert favori coûte cher, très cher.
Mais voici l’ère nouvelle du Web, l’ère où chacun de nous partageons ce que nous aimons ou n’aimons pas à la planète entière et pas uniquement à nos amis proches. Pour vous donner une idée de ce qui se passe réellement, imaginez que dès que vous vous levez le matin, il y ait une personne silencieuse à côté de vous avec une grille qui enregistre tout ce que vous lisez, tout ce que vous avez l’air d’aimer ou de ne pas aimer. Cette personne compile cela chaque soir en fait un rapport pour le vendre à des bases de données statistiques. Lorsque vous êtes vraiment identifiés, on vous enverra une publicité ciblée qui saura vous plaire. Ce n’est plus une publicité, mais un service !
Pourquoi pensez-vous que toutes ces sociétés investissent dans le domaine du « réseau social » (l’ironie des termes), non pas pour améliorer le sort de l’humanité, mais bien parce qu’il y a à la clé un intérêt commercial. Pourquoi font-ils un pari sur vous ? Parce que vous faites tout cela gratuitement ou plus exactement vous prenez de votre temps et de vos compétences pour le faire sans qu’ils aient à vous payer pour le faire.
Imaginez une minute, juste une minute que vous considériez votre information comme une source de matière première (comme le pétrole, les minerais) et que vous soyez l’exploitant de cette mine. Certaines personnes ont besoin de votre matière première (vos données personnelles) pour créer des produits, ils négocient donc un achat. Si vous ne désirez pas vendre, l’acheteur ne pourra rien y faire (sauf bien sûr quand on est une grande puissance mondiale et que l’on envahit un pays étranger pour accéder à ses ressources.)
Certains pays le font encore, tous les pays européens l’ont fait tout au long des siècles passés. Un des résultats directs fût l’exploitation massive des ressources minérales (pillage) et humaines (esclavage) de ces pays : Les colonies.
Parce que je veux exercer mon choix et que je ne veux pas vivre dans cette société, je quitte. Cela a un « coût » comme tout choix que vous faites contre un système institutionnalisé. Je bloque les moteurs de recherche quels qu’il soit pour ce site, je pars de Flickr. Comme nous sommes dans ce nouveau paradigme de l’information et du réseau social, la première pression a été la réaction de mes connaissances jouant sur la fibre affective. C’est là où le système est pernicieux.
Donc je suis désolé pour tous ceux qui en subissent les inconvénients, mais j’exerce mon droit défini par leur phrase : « It’s all about you. »